vendredi 10 janvier 2020

Ces financiers qui dirigent le monde : BlackRock. Le debunking du reportage diffusé par Arte.

Dans le contexte actuel de réforme du système français des retraites, portée par le gouvernement d'Edouard Philippe, une polémique a émergé. 

Il s'agit de la place de BlackRock (1) dans l'élaboration de cette proposition de réforme. 

En effet, alors que le système français de retraites, imaginé en 1942 (2), repose sur le principe des retraites par répartition (3) et sur l'existence d'un régime général et de régimes particuliers (y compris un dispositif par capitalisation boursière, accessible aux fonctionnaires, appelé Préfon), les manifestants et les opposants à la tentative d'évolution du système de retraite ont non seulement soupçonné le gouvernement de vouloir, in fine, proposer la généralisation de la capitalisation, mais aussi d'être influencé par la société BlackRock, une société new yorkaise active dans le domaine de la gestion d 'actifs




Il faut dire que Emmanuel Macron, et par extension l'ensemble de la majorité actuelle, est régulièrement accusé, de par son début de carrière en banque d'investissement chez Rothschild, d'être le "président des riches". Il est donc aisé de vouloir établir une connexion entre des soi-disant velléités de privatisation et la politique actuelle de la majorité.
Mais en plus de ce terrain, alors que la polémique BlackRock montait dans la presse et parmi une partie du personnel politique, le président de BlackRock France, Jean-François Cirelli (4), ancien Président de Gaz de France, a été décoré de la légion d'honneur. 

Les spécialistes du marketing et de la communication approuveront sans doute le terme de "timing désastreux", même s'il s'avère qu'en réalité, il s'avère que Jean-François Cirelli n'a pas "reçu" la Légion d'Honneur ce 1er janvier 2020, il a été élevé au grade d'officier de la Légion d'Honneur alors qu'il était déjà chevalier de la Légion d'Honneur depuis le 25 avril 2006. Cette distinction a été reçue en même temps que beaucoup d'autres personnes, comme nous le révèle le Journal Officiel (5). 

Toujours est-il que, dans ce contexte, un documentaire allemand recommandé par Télérama (6), diffusé par Arte en septembre dernier, et depuis disponible sur YouTube, connait un certain succès et accrédite les thèses d'une nécessaire méfiance. Comme l'écrivent Ludovic Dupin et Anne-Catherine Husson-Traore, de Novethic : "Le spectre de la "finance ennemie" revient hanter la réforme des retraites" (9).
Cette personalisation va même jusqu'à l'organisation de manifestations dans les locaux parisiens de BlackRock, sans doute en violation des lois sur la propriété privée et sur les déclarations obligatoires des manifestations auprès de la préfecture (Mais il doit s'agir d'un détail).

https://www.youtube.com/watch?v=sGmMtJ1mlgM


Sans même se prononcer sur le fait que BlackRock ait ou non cherché à influencer le gouvernement sur le projet de réforme des retraites (et les spécialistes du lobbying semblent plutôt penser que les leaders français de la gestion d'actifs ont bien plus de poids que BlackRock sur la sphère politico-administrative en général), le documentaire d'Arte pose problème : il contient énormément d'erreurs qui ont sauté aux yeux des professionnels du secteur financier. 

Etant donné qu'Arte étant une chaine de télévision attachée à la vérité et la non diffusion de fake news (9), il aurait été intéressant qu'ils fassent débunker ce documentaire par des financiers, ou au moins des professeurs de finance en université dont on ne pourrait pas remettre en cause la valeur de leurs propos. Ceci aurait permis de ramener un peu de sérénité dans un débat public compliqué. 

Quelles sont ces erreurs factuelles ? 

Sur ce document d'une durée de 90 minutes, elles commencent à la 7eme seconde. La journaliste affirme "l'argent [...], personne n'en possède davantage que l'investisseur financier BlackRock. 
Le problème, c'est que BlackRock ne possède pas 6 milliards de dollars d'actifs. Elle a 6 milliards de dollars d'actif sous gestion, ce qui est un peu différent. 
BlackRock eux-mêmes reconnaissent gérer "others' people money", et non pas leur argent. BlackRock n'est pas un fond d'investissement, mais une société de gestion d'actifs.
Assimiler possession et gestion, ou confondre fonds d'investissement et société de gestion reviendrait à dire que Carrefour, Auchan ou Intermarché, c'est la même chose que Danone, Nestlé ou Unilever. C'est important de comprendre que BlackRock ne gère pas son argent mais celui de ses clients car un des principaux risques liés à l'existence d'une si grosse société de gestion, ce n'est pas le risque de pertes mais le risque de liquidité.

On aurait également pu critiquer l'assomption de départ, "l'argent gouverne le monde". Si l'argent gouvernait le monde plus que les idées, aurait-on assisté au Brexit, élection lors de laquelle des électeurs britanniques ont clairement dit que l'économie était moins importante que l'attachement à la nation ? 
D'ailleurs, si l'argent, et non pas les idées, gouvernait le monde, les français auraient depuis longtemps adopté un régime de retraites par capitalisation, afin de bénéficier de la hausse des marchés et du mécanisme des intérêts composés, plutôt que de faire reposer un mécanisme de solidarité sur une impasse démographique.  

Ensuite, à la 38eme seconde, la journaliste se demande "pourquoi en sait-on aussi peu sur le plus grand des géants de la finance mondiale ?". 
Il s'agit sans doute d'une question purement réthorique puisque BlackRock est cotée en bourse, sur le New York Stock Exchange. A ce titre, la société publie donc un rapport annuel librement consultable sur le site web de la société (10) et sur le site du régulateur américain, la SEC.  
En outre, quasiment tous les employés de BlackRock sont sur LinkedIn. Nous n'avons donc pas exactement affaire à une société cachée, comme peuvent l'être des multinationales non cotées et qui ne publient pas leurs comptes de manière détaillée comme les barres chocolatées Mars, les parfums Chanel, ou le Bolton Group (qui possède les colles Uhu ou la marque Saupiquet). 

A la 52eme seconde, le documentaire cite un homme qui affirme "I think BlackRock is an extremely dangerous company". Cet homme, c'est Carl Icahn, un financier "corporate raider" très respecté dans le milieu des hedge funds pour ses performances activistes depuis les années 1980's. Il est assis à coté de Larry Fink, le PDG de BlackRock, dans un forum économique, et il s'exprime non pas contre le concept de société de gestion géante, mais contre le problème spécifique du risque d'illiquidité des Exchange-Traded-Funds (ETF), dont BlackRock est l'un des principaux fournisseurs, à travers sa filiale iShares. Carl Icahn ne porte pas de jugement moral sur BlackRock (11). Carl Icahn critique aussi la politique des banques centrales dont la Fed. 

Ensuite, à la 3eme minute, le journaliste semble confondre croissance du cours de l'action de l'entreprise et croissance de l'activité de l'entreprise. Il affirme "BlackRock ne cesse de croitre. Depuis son introduction en bourse en 1999, son cours est monté jusqu'à plus de 400 dollars". Il aurait été préférable d'affirmer "La valorisation des actions de BlackRock ne cessent de croitre" ou alors dire "BlackRock ne cesse de croitre. Ses bénéfices ont explosé depuis 1999". 
Certes, sur le long terme, la progression de la valorisation d'une entreprise reflète sa croissance, mais ce lien n'est ni automatique ni permanent. 
A titre d'illustration, on constate que le cours de BlackRock a fortement chuté en 2018. 




La société a t-elle pour autant perdu en importance opérationnelle dans la même proportion au cours de cet exercice ? Ce n'est en tout cas pas ce qu'indique la publication du Q4 2018, avec un AUM en baisse d'uniquement 5% au cours de la période.  

Sur le concept d'Exchange Traded Fund (ETF) expliqué par le journaliste à partir de la 8eme minute, le journaliste affirme que, étant donné les caractéristiques de la gestion indicielle version ETF, "plus personne ne décide des actions qu'il faudrait acheter". Ce bel hommage au stock picking et à la détention directe de titres néglige le fait qu'un grand nombre de fonds traditionnels sont aussi benchmarckés, et donc n'offrent pas toute la liberté à leurs gestionnaires de choisir tous leurs titres ? Qui peut penser que les SICAV CAC 40 ne sont pas forcées d'acheter du Total et du LVMH ? Et qui peut croire qu'à partir d'une thématique donnée, qu'il s'agisse d'un fonds Or ou d'un fonds marchés émergeants, l'épargnant final a une quelconque influence sur la sélection de titres du gérant ? 


A la 12'49'', le journaliste affirme que "depuis la crise financière, l'Europe est unanime sur un point. Plus jamais l'argent du contribuable ne doit servir à sauver les banques". 
Rien n'est moins sûr. 
En cas de nouvelle crise financière mettant en danger l'existence d'une banque systémique, nous pouvons parier sur le fait que les états feront "whatever it takes" pour sauver les banques dans la mesure du possible. 
Après tout, en 2017, l'état italien n'a t-il pas organisé le bailout de la banque Monte dei Paschi di Siena, pour ne citer qu'un exemple (12) ? Et quid de la garantie de l'état de Basse Saxe envers la Norddeutsche Landesbank ?  

A la 15'33", le documentaire affirme que le flash crash de 2010 est dû aux ETF. Mais ce n'est pas ce que dit la CFTC (13), qui attribue le flash crash à une manipulation sur les dérivés (en l'occurrence, des futures sur le S&P) ainsi qu'au high frequency trading. En revanche, la où le journaliste a raison, c'est quand il souligne le risque de liquidité sur les ETF, surtout en période de crise.

A partir de la 20'59", le propos devient incompréhensible. Comment, à partir d'un compte titre investi en ETF, un épargnant, dans le cadre de son épargne retraite, peut-il recevoir une pension ? Au mieux, il s'agit d'un raccourci laissant penser que le journaliste fait référence à une sorte de gestion conseillée.

A 27'08"", le journaliste regrette que "ce qui se passe à l'intérieur de la société ne fuite presque jamais". Pourtant, il s'agit des conditions normales de fonctionnement d'un grand nombre d'institutions (et pas seulement les entreprises) y compris celles sur lesquelles il pourrait y avoir un controle externe et dont les décisions impactent largement au delà du cercle des seuls salariés.
Par exemple, que savent les citoyens et contribuables des réunions qui doivent nécessairement avoir lieu au sein du Ministère de l'Education Nationale (un des plus gros employeurs au monde) pour définir les programmes et l'organisation de l'école ? Rien.
Que savent les clients, les partenaires, les médias et l'administration de la façon dont la SNCF gère son programme de yield management ? Rien.
Quelle est l'influence des électeurs sur les décisions prises en commission (et non pas en hémicycle) à l'Assemblée Nationale ? Elle est nulle. Il n'y a même pas de publication de calendrier de ces réunions.
Le secret des affaires n'est donc pas spécialement une caractéristique de BlackRock.

Le passage sur l'ESG et sur le décalage entre l'affichage de la volonté d'une meilleure éthique, en opposition avec des investissements parfois non éthiques, à partir de la 41eme minute, est un débat très interessant. En effet, la société BlackRock, de par l'importance des sommes d'argent gerées, doit-elle investir ou non dans des titres non éthiques comme l'armement ?
Il existe un débat sur l'investissement socialement responsable. Le débat porte sur la façon dont il faut sélectionner ou exclure les titres. Faut-il, à l'intérieur d'un même secteur, privilégier les titres les plus vertueux et exclure les titres les moins vertueux, ou bien faut il exclure tous les titres des secteurs considérés comme non vertueux ?
Le reportage prend l'exemple de la détention de titres Rheinmetall, entreprise allemande qui vendrait des armes en Arabie Saoudite, et ce alors que le gouvernement allemand veut que les entreprises allemandes cessent leurs relations avec ce pays.
Il n'y a pas de réponse simple à ce genre de question, et ce d'autant plus que la notion même d'éthique est contingente et fluctuante dans le temps. Est-il éthique de produire des avions de ligne ? Des automobiles ? De la nourriture industrielle ? De la viande ?  Est-il plus juste, du point de vue moral, d'exporter des produits laitiers en Russie (autre pays que nous avons boycotté) ou de construire et exploiter des prisons au Royaume-Uni, un pays ami ?

Mais ce qui est certain, c'est que ce genre de dilemme n'est pas lié aux marchés financiers. Une entreprise publique peut recevoir l'aval de l'Etat pour vendre des produits et des services à usage militaire à des états dictatoriaux.

A la 47eme minute, le banquier d'investissement interviewé énonce une contre vérité. Non, du point de vue du patron d'une boite cotée, il n'est pas forcément plus avantageux d'avoir à son capital quelques gros asset managers possédant 5 ou 7% du capital, plutôt qu'une multitude de petits actionnaires. La preuve qu'il s'agit d'une contrevérité réside dans le fait que le reportage montre que BlackRock, de part son pourcentage dans le capital des entreprises, a du poids et discute d'égal à égal avec les managements.

En ce qui concerne les investissements dans les "énergies sales" mentionnées à la 50eme minute, ne nous y trompons pas. Même si BlackRock et l'ensemble des financiers occidentaux cessaient de financer les énergies fossiles, cela n'empêcherait pas le reste de la planète, c'est à dire 70% de l'humanité, de continuer à développer le secteur (14).

Ensuite, le documentaire s'attaque à un point intéressant : le capitalisme de connivence.
BlackRock, de par sa taille, est en mesure de discuter avec les gouvernements, voire de les influencer. Chacun conviendra du fait que c'est un problème, même s'il n'est pas spécifique à BlackRock.







Néanmoins, et malgré les critiques que l'on peut formuler, ce documentaire a quand même pour qualité de rappeler l'importance du problème des établissements systémiques, qu'il soit du coté du shadow banking comme BlackRock, du coté de banques régulées, connues et identifiées. 
D'ailleurs, les débats intéressants soulevés par ce reportage, sont, en définitive, les suivants :

  • comment lutter contre le capitalisme de connivence (15) et restaurer de vrais mécanismes de concurrence ? 
  • le shadow banking est-il vecteur de risques systémiques accrus pour la finance ?  

Au final, on peut affirmer que BlackRock est un organisme ni malfaisant ni bienveillant, simplement une entreprise qui a profité et de la taille de son marché domestique, et de la crise qui a frappé Barclays et l'ensemble du système financier, pour grossir de manière organique aussi bien que par croissance externe, et qu'il n'y a pas de raisons de penser que BlackRock pèse plus sur le débat sur les retraites que ses concurrents.

On pourrait même ajouter que les français ont de toutes façons déjà fait leurs choix et voté avec leur portefeuille. Inquiets face à la crise du système par répartition, les français ne plébiscitent-ils pas avant tout massivement, non pas l'investissement en actions ou autres produits financiers, mais l'immobilier, d'une part, et la détention de cash sur des comptes qui ne rapportent rien, d'autre part ? 






1. L'Opinion « L’affaire » BlackRock et les fabricants de mensonges
2. Le Monde Retraites : « Le système par répartition, c’est la faute à Pétain »
3.Vie Publique Le système de retraites en France
4. France Info Jean-François Cirelli : une Légion d’honneur qui fait polémique
5. Journal Officiel Le JO en ligne sur Legifrance
6.Télérama Regardez le documentaire “Ces financiers qui dirigent le monde"
7. Arte BlackRock - Investors that Rule the World
8. Novethic Le spectre de la "finance ennemie" revient hanter la réforme des retraites
9. Arte Dossier : les fake news
10. NYSE BlackRock Inc.
11. Reuters Carl Icahn calls BlackRock a 'dangerous' company, cites ETF concerns
12. Union Européenne Statement on Agreement in principle between Commissioner Vestager and Italian authorities on Monte dei Paschi di Siena (MPS)
13. CFTC The Flash Crash: The Impact of High Frequency Trading on an Electronic Market
14. IEA World Energy Investment 2019
15. Contrepoints Légion d’honneur au président de BlackRock France : nouvel épisode de la connivence française

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